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jeudi 28 octobre 2004, 15h24
Kerry accusé d'avoir "l'air français'
Par Sandra Maler
WASHINGTON (Reuters) - Depuis des siècles, la seule mention de la France suffisait à évoquer les notions d'élégance et de raffinement, mais, dans la campagne présidentielle 2004, de plus en plus âpre, "français" est devenu ni plus ni moins, dans certains milieux, un gros mot.
Misant sur le sentiment anti-français apparu dans certaines couches de la population après la décision de la France de ne pas soutenir la guerre contre l'Irak, certains républicains ont accusé à maintes reprises le sénateur démocrate John Kerry, rival de George Bush dans la course à la Maison blanche, d'"avoir l'air français".
"Cela devrait être, en temps normal, un compliment mais, dans ce contexte, cela veut dire que Kerry s'en remettra à la France et à l'Allemagne au lieu de défendre son pays", estime Kathleen Hall Jamieson, directrice du Centre Annenberg d'études politiques, à l'université de Pennsylvanie.
La presse conservatrice, aiguillonnée par un conseiller de George Bush qui garde l'anonymat, a pris aussitôt le train en marche. Par exemple, James Taranto, commentateur au Wall Street Journal, a fait plusieurs fois allusion à Kerry comme un "démocrate du Massachusetts arrogant, ressemblant à un Français".
Une partie de la famille de Kerry est française et le candidat démocrate parle couramment français. "Je pensais que l'Amérique était le grand melting pot que l'on disait et je ne comprends pas pourquoi M. Bush distingue une nationalité pour la critiquer", rétorque Stephanie Cutter, porte-parole de Kerry.
"C'est exactement le genre d'attitude par laquelle M. Bush a acculé l'Amérique sur la voie de l'unilatéralisme dans le monde", estime-t-elle.
Bush lui-même et son équipe n'ont pas publiquement décrié les attaches ou l'aspect français de Kerry. A l'état-major de campagne de Bush, on se refuse à toute déclaration sur la question française. "Pas de commentaire", dit, en français dans le texte et sur le ton de la plaisanterie, Reed Dickens, un des porte-parole du camp républicain.
Les critiques successives visant la France durant la campagne électorale ont conduit l'ambassadeur de France à Washington, Jean-David Levitte, à élever ce mois-ci une protestation auprès des autorités américaines.
"Nous avons été un peu trop, nous, Français, le punching ball du débat électoral", a dit l'ambassadeur récemment, lors d'un discours à l'université John Hopkins.
Depuis que le président Jacques Chirac a refusé de suivre la voie de Washington en Irak, les produits français ont été, dans l'Amérique profonde, les cibles de boycotts.
Après le déclenchement de la guerre contre l'Irak, les parlementaires américains ont décidé que les frites ("French fries") seraient rebaptisées "Freedom fries" (frites de la liberté) à la cafétéria de la Chambre des Représentants.
UN MÊME TERREAU, DEUX ITINÉRAIRES DIFFÉRENTS
"Lorsque vous voyez des Américains vider dans leur évier des bouteilles de vin français pour protester contre l'attitude (de la France) en Irak, vous comprenez combien est profond le sentiment de trahison", explique Françoise Meltzer, professeur de lettres classiques à l'Université de Chicago.
Selon Kathleen Hall, le sentiment anti-français est un facteur relativement nouveau. "Le degré de connaissance de ce qui se passe à l'étranger est si faible aux Etats-Unis, je ne crois pas que l'opinion publique américaine ait une image claire de ce qu'est la France", dit-elle. "Avant l'évolution récente, 'avoir l'air français' aurait été un compliment. Cela était synonyme de séduisant (...), de cultivé".
Pour Françoise Meltzer, qui a la double nationalité franco-américaine, le sentiment anti-français s'est développé essentiellement chez les Américains moyens, principal réservoir d'électeurs, aux côtés des chrétiens conservateurs, sur lequel misent le Parti républicain.
"L'Américain moyen s'indigne de l'ingratitude des Français, que les Etats-Unis ont sauvés en 1944 et qui ne répondent pas présents quand on a besoin d'eux", explique-t-elle.
"Il est vrai que les Etats-Unis ont aidé les Français pendant la Seconde Guerre mondiale mais, après tout, sans les Français, les Américains n'auraient pas remporté leur guerre d'indépendance, et rien de tout cela n'a à voir avec le fait que les Français devraient être en Irak", continue Meltzer.
Si Bush et Kerry proviennent du même terreau - la classe supérieure de Nouvelle-Angleterre - Bush cultive ses racines texanes et affecte de parler en argot, avec des phrases peu correctes voire des prononciations peu surveillées, comme "nucular" pour "nuclear".
Kerry, de son côté, est perçu comme un intellectuel polyglotte au vocabulaire riche, à la grammaire et à la syntaxe soignées. "Non seulement il parle le français, mais il parle bien l'anglais, aussi", fait-elle remarquer.
"De plus, sa femme est d'origine étrangère, elle s'exprime avec un accent et dit ce qu'elle pense (...) Cela charge un peu plus Kerry. Il est pour partie juif, il a été élevé dans le catholicisme, a étudié en Suisse et parle français, tout cela se conjugue pour le rendre 'français' et non pas authentiquement américain", continue-t-elle.
Bush a beau avoir un tailleur français - Georges de Paris - et avoir goûté jusqu'à récemment aux plaisirs de la table française avec, à la Maison blanche, le cuisinier français Roland Mesnier, il ne cache parfois pas en public son dédain pour ce qui vient de l'étranger.
En mai 2002, lors d'un voyage en France, il avait par exemple moqué un journaliste américain qui avait posé à Jacques Chirac une question en français, au cours d'une conférence de presse conjointe à Paris. "Il mémorise quatre mots et se la joue cosmopolite", avait raillé le président américain.